Carbon glacier

Laura Veirs

par Jérôme Florio le 12/05/2004

Note: 10.0    
Morceaux qui Tuent
Shadow blues
Rapture


Rares sont les disques qui procurent l'impression d'entrer sur une terre vierge, tapissée d'une neige immaculée sur laquelle nous serions les premiers à poser les pieds.

Laura Veirs s'est mise à la guitare à vingt ans, un âge où d'autres ont déjà épuisé le meilleur d'eux-mêmes. Son folk est dépourvu d'affects violents, débarrassé de toute urgence impérieuse : sûre de son propos, elle a une idée précise de sa musique, qui ne doit pas être habillée plus que nécessaire - un rejet du superflu qui confine à l'austérité. Elle est brillamment accompagnée par son groupe, nommé non sans humour The Tortured Souls ("yo !"), des musiciens accomplis qui servent parfaitement les traits épurés de ses compositions. Plutôt que de chercher à faire impression, ils préfèrent l'impressionnisme : on prendra pour exemple les subtils arrangements de violons et violoncelles signés Eyvind Kang (croisé sur les disques de chez Tzadik), qui savent imiter le chant des baleines sur l'instrumental "Blackened anchor", ou des cornes de brume qui cherchent une oreille humaine sur la superbement dépouillée "Riptide".

Les textes de Laura Veirs tiennent debout tout seuls, ce sont de véritables poèmes (elle cite par exemple W.B. Yeats parmi ses influences) peuplés par un large bestiaire. Ils dégagent une spiritualité qui est au prix d'un grand écart entre le sommet du Carbon Glacier et les profondes mines de charbon ("Wind is blowing stars"). Les hommes sont pris en tenaille entre des cieux inaccessibles et la nature immense, inquiétante car indifférente à leurs tracas : rivés au sol, ils semblent bien peu de chose, ridicules ("Seagull in the air /... / See me on the ground / Think I just heard her laugh"), ballotés dans la tempête comme des marins qui s'accrochent à un mince fanal en priant pour leur salut.

"Music in the air / Plucked from the centuries / Presented in the form / Of a song by you to me" : Laura Veirs ne se pose pas en propriétaire de sa musique - après tout, nous ne le sommes ni de l'air, ni de l'eau. Elle semble traversée par ses chansons, comme si la seconde voix de la hantante "Shadow blues" préfigurait une présence ancienne, un flux qu'elle essaie de capter. "Carbon glacier" est un disque hors-temps (à la seule exception de "The cloud room", trop clinquante), qui puise sa source loin en arrière - le ragtime vintage de "Annie Bonny Rag" - et débouche ailleurs sur la deuxième moitié du disque, grâce à d'imperceptibles dérives qui sont d'irrésistibles appels au voyage sur des lignes intérieures. L'orgue chaud de "Snow camping" fait fondre la glace, des chœurs d'enfants viennent irriguer la chanson et lui donnent un aspect de refuge contre toutes les intempéries.

On est de nouveau émerveillé par cette capacité du folk américain à condenser le vertige des grands espaces en trois minutes, à l'intérieur lesquelles on expérimente la vie, la mort ("Rapture"), pour atteindre à l'universalité. Laura Veirs, de sa voix presque autoritaire, nous place devant un ordre immuable devant lequel on ne peut être que spectateur respectueux. "The rose is not afraid to blossom / Though it knows its petals must fall" : nous vivons parce que notre corps ne nous demande pas la permission de respirer, avec la conscience de notre finitude. Laura Veirs a trouvé une place sous les étoiles.