Songs of Leonard Cohen

Leonard Cohen

par Damien Berdot le 20/10/2008

Note: 10.0     
Morceaux qui Tuent
Master song
Suzanne
Sisters of mercy
The stranger song


La sortie, en 1967, du premier album de Leonard Cohen, intervenant à un moment où Bob Dylan, suite à son accident de moto, s'était retiré de la scène publique, donna une célébrité immédiate à l'homme en noir (l'autre). Elle infléchit le cours de la folk music, remettant à l'honneur la simplicité et le drame intime. Si les dix chansons que Cohen livrait au monde étaient aussi abouties (conçues pour "durer comme des Volvo", dixit l'artiste lui-même), si la voix qui s'y exprimait était aussi singulière, c'est peut-être parce que cet album, loin d'être un commencement, n'était qu'une étape dans une longue carrière artistique. Avant de déposer de la musique sur ses mots, Leonard Cohen s'était en effet distingué dans les domaines de la poésie, au point d'être sans doute le plus grand poète anglophone jamais produit par la ville de Montréal, et de la prose ("Beautiful losers"). Dans cette carrière, contrairement à ce que certains crurent à l'époque, la musique ne fut pas un accident ; Leonard Cohen s'y intéressa très tôt, jouant dans un groupe de country/folk dès ses années d'étude.
 
"Songs of Leonard Cohen" bénéficie des qualités reconnues habituellement à son auteur : paroles sombres et imagées, voix de baryton mélancolique semblant avoir recueilli quelque chose de l'art oriental de l'incantation... On aurait tort cependant de négliger les mérites de la production. C'est John H. Hammond, le directeur artistique et découvreur de talents de Columbia à New York (il signa Bob Dylan), qui produisit les premiers essais en studio de Cohen, avant de céder sa place à John Simon. "Store room" et "Blessed is the memory", les deux bonus tracks inclus dans cette (excellente) réédition de 2007 et datant de la collaboration avec Hammond, montrent par leurs défauts (rythmique syncopée trop soulignée, claviers envahissants) tout ce que l'on doit à Simon. Ses arrangements constituent l'un des plus beaux écrins qui ait jamais paré des chansons de folk. Chaque instrument est employé avec parcimonie et discernement, ajoutant des couleurs aux toiles peintes auxquelles la voix de Cohen donne vie. Les récits des conflits qui auraient éclaté entre l'auteur et son producteur sont d'ailleurs grandement exagérés ; il semble qu'il n'y ait eu divergence de vues qu'à propos de "Suzanne". Après avoir travaillé sur cet album, John Simon confirma tout son talent, produisant notamment le très bon "Bookends" de Simon & Garfunkel ainsi que les deux premiers albums du Band.
 
Plusieurs des classiques les plus célèbres et les plus repris de Leonard Cohen figurent sur ce premier album : "Suzanne" (au sujet de Suzanne Verdal, la femme d'un de ses anciens amis), "Sisters of mercy" (des nonnes ? des putes ?), la valse "So long, Marianne" (sur Marianne Jensen, avec qui il vécut sur l'île d'Hydra)... Toutes ces chansons signalent du reste une prédilection pour les rythmes à trois temps. On pourrait encore citer l'obsessionnel "Hey that's not way to say goodbye"... Mais la chanson-somme de l'album, celle où les arrangements, précisément, sont les plus éblouissants, c'est "Master song", avec ses trompettes noyées dans les profondeurs de l'espace sonore, sa guitare électrique aquatique, son quatuor à cordes... La force du jeu de guitare de Leonard Cohen (qui a été à l'école du flamenco) se manifeste avec éclat dans des chansons comme "Teachers" et surtout "Stranger song", où un arpège obsessionnel dessine un arrière-plan tout aussi lancinant que le fameux piano-rouet de Marguerite créé par Schubert. Robert Altman ne s'y trompera pas, qui utilisera "Stranger song", "Winter lady" et "Sisters of mercy" comme autant de leimotives dans son "McCabe & Mrs. Miller".
 
Cet album, qui a profondément renouvelé l'idiome de la folk, la rendant plus indépendante du blues (auquel les albums de Dylan des années 65-66 étaient redevables), est évidemment intemporel. Son influence s'est exercée jusque dans les années new-wave (le groupe Sisters of Mercy, la compilation tardive "I'm your fan", etc.). Bien avant les années 80, il a contribué, avec les productions les plus sombres d'autres poètes chanteurs comme Lou Reed et Jim Morrison, à mettre à mal l'idéalisme hippie.


LEONARD COHEN The stranger song (Live TV Julie Felix Show 1967)