The afterlife

Elysian Fields

par Jérôme Florio le 03/03/2009

Note: 10.0     
Morceaux qui Tuent
How we die
Climbing my dark hair
Drown those days
The moment
Night melody of the pull
Ashes in winter light


Après s'être perdus avec délices dans les dédales de "Bum raps and love taps" (2005), Elysian Fields nous invite à passer avec eux de l'autre côté, après la vie - ce qui ne signifie pas forcément la mort.

Déjà bientôt quinze ans que Oren Bloedow et Jennifer Charles explorent avec classe les zones floues entre zébrures rock et langage jazz, avec un vocabulaire musical à la richesse peu commune (voir aussi leur projet "La mar enfortuna", relecture d'un répertoire sépharade ancien). "The afterlife" est leur disque le plus acoustique et marqué par le jazz à ce jour : surtout, ne pas utiliser l'étiquette "jazzy" - lessive fadasse et consensuelle aux antipodes des obsessions parfois macabres de Jennifer Charles ("Ropes of weeds", sur "Queen of the meadow", 2001).
"How we die" donne le ton : le disque sera construit autour du piano de Thomas Bartlett, un familier du groupe - tous les musiciens sont ici des amis, et semblent avoir pour but de proposer le plus bel écrin possible à la chaude voix de Jennifer. "How we die" est un morceau parfaitement représentatif du style des New-Yorkais : quelques notes de piano en suspension, une guitare un peu lourde et acide, et une batterie qui colle au sol (on retrouve avec grand plaisir Matt Johnson, batteur de Jeff Buckley), jusqu'à l'explosion libératoire d'un très beau solo de saxophone. Oren Bloedow reste en retrait avec une humilité aussi grande que ses talents de guitariste, et chacune de ses interventions - variées et décisives - porte la marque de sa personnalité. Plus loin dans la même veine, "Climbing my dark hair" est portée par une rythmique et un piano appuyés, c'est la chanson la plus accrocheuse et évidente du disque. La perspective de faire de l'escalade sur Jennifer n'est pas désagréable, mais la mort semble rôder... La peinture de Jennifer Charles en couverture est intitulée "The red shoes", sur laquelle on voit des chaussons rouges qui habillent un corps nu, peut-être déjà enfoui sous terre. On pense au conte éponyme d'Andersen (dont le cinéaste Michael Powell a tiré un magnifique film en 1948), dans lequel une ballerine est conduite à sa perte par des chaussons enchantés, qui la font danser divinement mais jusqu'à un épuisement fatal.

Cela sonne peut-être ici comme un manifeste de l'art pour l'art : "Drown those days", mélancolique et fervente, est une ballade au piano - la première d'un véritable florilège -, avec un court décrochage de cuivres aussi subtil que chez Mark Hollis. "Someone" et "The moment", qui célèbre la rencontre de deux regards, sont deux nouveaux sommets de romantisme purs et intemporels. Pas question de déposer les armes avant de prendre du bon temps : "Turns me on" allège un peu le ton, plus proche du jazz que jamais, avec son motif de piano claudiquant et la guitare d'Oren en embuscade : une fissure dans laquelle se love très chaudement Jennifer, dont le soupir de plaisir peut se confondre avec un dernier souffle. Grâce à la contrebasse de James Genus et au solo de piano de Ed Pastorini (présents dès les tout débuts du groupe), on passe avec une grande fluidité d'un monde musical à un autre. "Only for tonight" commence par un rythme bossa-nova qui fait un peu peur : c'est une fausse piste vite expédiée avant une suite binaire et obsessive, dans laquelle Jennifer Charles joue à être un objet de désir toujours changeant, inquiétant, qui attise d'autant plus qu'il se dérobe sans cesse.
Avec une grande économie de moyens, "Night melody of the pull" renouvelle l'atmosphère de rêve qui nous avait saisis à l'époque de "Bleed your cedar" : un piano et quelques notes de guitare dans le lointain confortent le sentiment que le groupe habite le centre de sa musique. "Ashes in winter light" est un nouveau duo entre Charles et Bloedow, bien meilleur que "Queen of the meadow" (2001), dont il évite l'imagerie de contes et légendes. Tous deux très proches, blottis autour du piano, ils confient leurs souvenirs communs, évoquent la perte d'une proche (moment ponctuée par un discret et poignant arrangement de cordes), avant de finir sur la possibilité d'un nouveau départ. La boucle est bouclée. C'est magique.

On ne sait pas vraiment si "The afterlife" parle de la vie après la mort (je souhaite en tout cas contribuer modestement à l'immortalité du disque en lui ouvrant les portes du Panthéon sefronien), mais on est en revanche sûrs que Elysian Fields rend notre vie - la seule que l'on connaîtra, sans doute - plus belle et plus sensible.